Je participais à la conférence Netmundial qui s’est déroulée à Sao Paulo les 23 et 24 avril et qui s’est conclue par l’adoption de la « déclaration multipartite de Sao Paulo« . Avec le recul, je partage ici les enseignements que je retiendrai de cette conférence.
Deux moments forts
Il restera d’abord deux moments forts : l’adoption de la déclaration bien sûr, mais aussi et surtout l’intervention pleine de force, d’enthousiasme et de spontanéité de Nnenna Nwakanma, au nom de la société civile. Cet éclair d’optimisme et de volonté est venu éclairer une cérémonie d’ouverture bien longue. Je vous conseille véritablement de l’écouter, et vous comprendrez tout l’apport du modèle de cette conférence, et combien elle diffère des réunions multilatérales habituelles. Le ton était donné !
Les points clés de la déclaration
D’abord, étant donné l’origine de la conférence, profondément liée à la révélation par Edward Snowden de l’existence de programmes de surveillance massive des communications, ce sujet était très attendu. La déclaration, de principe certes, trouve ici un ton d’une inhabituelle fermeté (pensez que les États-Unis ne se sont pas opposés !) en affirmant le droit à la vie privée, et en appelant les États et les organismes privés (donc également Google ou Apple) à « revoir (review) leurs procédures ».
Sur la neutralité du Net, si le bilan est mitigé malgré la pression très forte exercée par le Brésil sur ce sujet, je vois le verre à moitié plein. Certes, pas d’affirmation de principe sur la neutralité du Net, mais on sait à quel point la définition même de la neutralité soulève des débats. En revanche, pour la première fois, il est acté que ce sujet mérite des discussions internationales approfondies et plus seulement des suites de discussions nationales ou régionales. C’est extrêmement important, car l’existence de cadres hétérogènes d’un pays à l’autre pourrait aboutir à terme à une forme de fragmentation qui ne dit pas son nom.
En outre, la déclaration de Sao Paulo a repris un concept qui nous est cher, à l’Afnic : celui d‘innovation « sans permission » (« permissionless »). Comme l’explique la directrice technique de l’ISOC, il s’agit de pouvoir lancer un nouveau service sur Internet sans avoir au préalable à passer des contrats avec chaque opérateur télécom du ou des pays visés, ou avec les moteurs de recherche et autres plates formes. Il s’agit d’un des enjeux majeurs des débats sur la neutralité du Net. D’ailleurs certains acteurs avaient cherché à s’y opposer à Sao Paulo, heureusement sans succès.
Sur les sujets plus institutionnels enfin, la conférence avait obtenu avant même de démarrer un beau résultat avec l’annonce du Gouvernement américain qu’il allait se retirer de son rôle de supervision des ressources techniques comme la racine des noms de domaine. Elle appelle également le Forum de la Gouvernance Internet à mettre en place les mesures pour ne plus être seulement un forum de discussion sans conclusions. Le FGI devrait pouvoir d’ici 2015 émettre des recommandations, à même de faire progresser des sujets comme la neutralité du Net justement.
Un compromis qui ne fait pas l’unanimité
Bien sûr la déclaration de Sao Paulo n’a pas réussi dans tous les domaines. Elle n’a par exemple pas levé les lourdes ambiguïtés existantes sur les rôles respectifs des différentes parties prenantes, ou sur le modèle multipartite lui-même : comment fonctionne-t-il ? dans quels cas est-il légitime ? comment s’articule-t-il avec le rôle des États ?
On retrouve ces raisons dans le rejet de la déclaration par la Russie et Cuba, et l’abstention prudente de l’Inde.
À l’autre extrémité du spectre, pour certains groupes issus de la société civile, le texte ne va pas assez loin dans la dénonciation de la surveillance de masse ou, comme indiqué plus haut, sur la neutralité du Net. Il faut également reconnaître qu’en dépit d’améliorations importantes pendant la conférence, la feuille de route demeure assez abstraite. Il restera énormément de travail pour que les principes posés se traduisent concrètement.
Quelle influence aura NETmundial sur les prochaines échéances de gouvernance de l’Internet ?
NETmundial a offert un tableau saisissant des évolutions des rapports de force de la gouvernance de l’Internet, dans un environnement désormais profondément marqué par les révélations Snowden. D’abord, le pays organisateur, le Brésil, joue désormais un rôle leader sur ce sujet, combinant un modèle national, le Marco Civil, et des accomplissements internationaux remarquables. Les États-Unis ont perdu ces derniers mois leur autorité morale dans ces discussions ; c’est le Brésil qui reprend le flambeau de pays leader de la défense des libertés numériques !
L’Icann s’est également offert une victoire extrêmement précieuse. Elle fait en fait coup double : d’une part elle s’affirme co-organisatrice d’un sommet mondial ayant attiré de nombreux ministres, ce qui va dans le sens du statut qu’elle recherche d’organisation internationale reconnue ; d’autre part le succès de la conférence lui sera précieux pour défendre la pertinence de son propre modèle multipartite. Je note cependant avec satisfaction que la déclaration de Sao Paulo place sur ses épaules une pression très forte pour améliorer son « accountability ». Fadi Chéhadé ne pourra pas se reposer sur ses lauriers.
Enfin, et c’est sans doute le plus important, cette déclaration de Sao Paulo a réussi à renouer un dialogue qui s’était fortement tendu à Dubai, en 2012, autour du règlement international des télécommunications, scindant la scène internationale en deux blocs, les signataires et les non-signataires. Les pays occidentaux sont désormais repassés du côté des signataires, des contributeurs et plus du côté des opposants. En outre, leur camp s’élargit d’un allié de poids, le Brésil.
Autre atout pour les prochaines échéances, cette déclaration est le premier texte international d’une telle ampleur, affirmant des principes fondamentaux, depuis le Sommet Mondial de la Société de l’Information en 2005. Il offre (enfin !) des alternatives ayant fait l’objet de discussions de haut niveau aux sempiternelles et alambiquées phrases issues de ce SMSI. De quoi aborder les prochaines échéances en meilleure posture.
Quel impact concret pour l’utilisateur d’Internet ?
La déclaration de Sao Paulo ne va pas changer la face du monde, ni même de l’Internet ! Le propre des discussions de gouvernance est qu’elles abordent des sujets de principe, d’équilibres et de maitrise des risques. Pour faire le parallèle avec le monde de l’entreprise, aucune conférence de presse de Steve Jobs n’a jamais abordé la gouvernance de la société Apple ! Ce parallèle nous apprend cependant que la gouvernance est l’une des clés du développement durable d’une organisation, et il s’agit ici du même enjeu : construire les conditions pour que l’Internet demeure ce formidable vecteur de liberté, de croissance et de communication, au service de l’homme, tel que nous l’a si formidablement décrit Nnenna Nwakanma à Sao Paulo.