Mardi 21 juin 2016, j’étais au Sénat[1] en compagnie de Mathieu Weill et d’autres éminents spécialistes de la gouvernance de l’Internet pour faire le point avec les sénateurs sur les avancées depuis la remise, en juillet 2014, du rapport intitulé « L’Europe au secours de l’Internet »[2].
A cette occasion[3], j’ai partagé ces quelques idées, qui je crois peuvent éclairer le débat sur le futur de l’Icann. À quelques jours de la réunion de l’Icann à Helsinki, où la question de la diversité sera, je l’espère, au centre de toutes les attentions.
Cet échange est particulièrement bienvenu du fait de sa double implication :
- des parlementaires français s’intéressent à l’avenir de la gouvernance de l’Internet et surtout en l’occurrence à celle des identifiants uniques gérés par l’Icann,
- les États-Unis et leur Congrès ne sont pas seuls concernés par ces questions.
Depuis 1997, mon engagement a toujours été du côté des utilisateurs.
D’abord à la SNCF, pour mettre en place une messagerie électronique pour tous les salariés et le site web de voyage qui a remplacé le Minitel.
Puis de 2000 à 2004 au Cigref pour exprimer les besoins des grandes entreprises françaises.
A partir de 2004 comme président d’Isoc France, dont je suis à présent président d’honneur, pour être une des voix des utilisateurs finaux de l’Internet, au niveau local, régional et global.
A l’Icann, j’ai été et suis à nouveau membre de Alac (At-Large Advisory Commitee), entre temps j’ai été de 2010 à 2014 le premier membre du Directoire représentant les utilisateurs dans la structure actuelle.
Depuis 2013, je suis administrateur de l’Afnic et je viens d’être réélu à ce poste pour les 4 prochaines années.
Je suis membre du groupe de travail multi-parties prenantes sur la réforme de l’Icann dont Mathieu Weill est un des co-présidents.
Je ne répéterai pas le contenu de mon audition devant la mission d’information sénatoriale qui a publié, en 2014, un rapport sur le « nouveau rôle et [la] nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’Internet ». Cette audition m’avait permis d’exposer le rôle des utilisateurs à l’Icann et plus globalement dans la gouvernance de l’Internet.
Le rôle des utilisateurs à l’Icann, représentés par près de 200 structures à travers le monde, reste central dans ce dont nous allons discuter aujourd’hui. Ils sont l’une des composantes d’une structure multi-parties prenantes.
Comme l’a dit Jean-François Abramatic, l’un des pionniers de l’Internet en France, lors de la même audition, « l’Icann n’a en charge « que », mais c’est déjà important, la gestion des adresses IP, des protocoles et des noms de domaine ».
Notre table ronde a pour thème : « Quelle supervision internationale de l’ICANN ? ».
Avant de nous intéresser à la première partie de la question, « quelle supervision ? », il sera utile de voir si une quelconque supervision est nécessaire.
La question de l’internationalisation de l’Icann va de pair avec sa privatisation.
Selon le point de vue adopté, on peut se demander ce qui va changer ou ce qui risque de changer, dans le rôle et le fonctionnement de l’Icann suite à la transition et la mise en œuvre de modifications de fonctionnement de l’organisation.
Je vais essayer de vous donner mon point de vue en revenant sur quelques faits qui ont marqué au moment de la création de l’Icann, mais surtout depuis 2014.
Le 14 mars 2014, le gouvernement américain (NTIA[4] – National Telecommunications and Information Administration) annonce sa volonté de transférer son rôle dans la supervision des fonctions IANA (DNS – Système de noms de domaine, adresses IP et protocoles) à la communauté multi-parties prenantes globale. Depuis lors, la communauté Icann, et plus largement tous ceux concernés par les questions de gouvernance de l’Internet, travaillent à définir le cadre approprié à cette transition.
Deux voies complémentaires ont été suivies[5]. L’une qui a défini les conditions du transfert de responsabilité de la supervision de la fonction Iana, et l’autre, les conditions du fonctionnement de l’Icann (puisque l’Icann allait y jouer un rôle important) pour mettre en œuvre la transition. Le 10 mars 2016, lors de la réunion de l’Icann à Marrakech, le plan de transition a été finalisé et transmis à la NTIA.
Comme le disait Mathieu Weill (directeur général de l’Afnic et co-président d’un des deux groupes de travail de l’Icann) dans son intervention[6] à Marrakech, au cours de la réunion publique du conseil d’administration de l’Icann :
Le Pacte de Marrakech « est constitué de deux parties, et deux parties seulement :
- La communauté, ouverte et multipartite, et le conseil d’administration de l’Icann se tiennent mutuellement responsables d’agir dans l’intérêt public mondial (global public interest), à l’intérieur du périmètre de la mission de l’Icann.
- Au sein de l’Icann, chacun de nous a un rôle et des responsabilités, et nous respectons et reconnaissons la valeur de ces rôles et responsabilités, en agissant sur un pied d’égalité. »
Ce « Pacte de Marrakech », après une analyse de près de trois mois par la NTIA[7] qui a déclaré qu’il répondait à ses demandes, va maintenant être étudié par le Congrès des États-Unis. Il donne aussi lieu à des déclarations de nombreux intervenants.
Je voudrais revenir sur différents évènements ou prises de position récents.
Privatisation[8]
Dans son annonce, la NTIA (voir note1) reprenait les assurances données par le Département du Commerce en 1998 : le gouvernement des États-Unis « est engagé dans une transition qui permettra au secteur privé de prendre le leadership pour la gestion du DNS. »
Le 17 mars 2016, soit une semaine après la finalisation du « Pacte de Marrakech », la Chambre des Représentants des États-Unis organisait une audition[9] sur le thème : « Privatizing the Internet Assigned Number Authority » (Privatiser l’Autorité en charge de l’attribution des numéros de l’Internet[10]) où les intervenants représentant divers acteurs américains ont expliqué pourquoi l’Icann pouvait être « privatisée ».
Le 19 avril 2016, Stephen D. Crocker, l’actuel président du Directoire de l’Icann, publiait un article dans le Wall Street Journal sous le titre :
« Broadening the Oversight of a Free and Open Internet – Stewardship by the global community will guard against ‘capture’ by one group or government. » (Élargissement de la supervision d’un Internet libre et ouvert – La gestion par la communauté mondiale permettra de se prémunir contre la «capture» par un groupe ou un gouvernement.)
Lui aussi parlait de privatisation. L’Internet « est construit sur les principes qui définissent l’Amérique : la libre entreprise et un gouvernement limité. Ce sont ces mêmes idéaux de privatisation qui encadrent une proposition récemment envoyée à la NTIA qui va transmettre la gestion de certaines fonctions techniques clés de l’Internet des États-Unis à une communauté Internet mondiale diversifiée et responsable. »
Le 24 mars dans un communiqué de presse[11], Axelle Lemaire, Secrétaire d’État au numérique du gouvernement français, explique que « certains éléments de ce projet de réforme auront pour conséquence de marginaliser les États dans les processus de décision de l’ICANN, notamment en comparaison du rôle accordé au secteur privé. »
Dans un article du Monde[12] intitulé « Paris dénonce une « privatisation » de la gouvernance d’Internet », on pouvait lire les commentaires suivants du ministère des Affaires étrangères français datant du 23 mars 2016 :
« Les intérêts privés vont maintenant écraser les intérêts représentés par les gouvernements » ;
« On est dans la privatisation de l’Icann, pas dans son internationalisation. Les États-Unis reprennent d’une main ce qu’ils donnent de l’autre. »
Internationalisation[13]
Comme nous venons de le voir, le Quai d’Orsay souhaite l’internationalisation de l’Icann. C’est aussi le point de vue d’Axelle Lemaire dans le communiqué déjà cité : « Internet étant désormais un bien commun mondial, il est essentiel que ses instances de gouvernance deviennent réellement internationales, transparentes et démocratiques (…) ».
Dans l’annonce de la NTIA, la seule référence au mot international est la suivante : « Dans le même temps, le soutien international continue de croître pour le modèle multipartite de gouvernance de l’Internet, comme en témoigne le succès continu du Forum de la gouvernance de l’Internet (…) ».
La question qui nous est soumise aujourd’hui « Quelle supervision internationale de l’ICANN ? » va même plus loin puisqu’elle suggère la nécessité d’une supervision de l’Icann dont la nature reste à définir mais qui serait internationale.
Privatisation, Internationalisation ou multi-parties prenantes
Il est intéressant de constater que l’audition du Sénat des États-Unis le 24 mai 2016 avait pour intitulé : « Examen du plan multi-parties prenantes pour la transition de l’IANA »
(Examining the Multistakeholder Plan for Transitioning the Internet Assigned Number Authority).
Au cours de cette audition, différents acteurs américains ont exprimé leur accord ou leur désaccord sur le plan de transition proposé.
Avons-nous affaire à une privatisation de l’Icann (ce qui était prévu dès 1998) en contradiction avec une internationalisation voulue par certains États ?
Depuis 1998, beaucoup de choses ont changé. Nous constatons une plus grande participation de tous les acteurs, en particulier des représentants des gouvernements et des utilisateurs de l’Internet. Un débat s’est ouvert sur le rôle et la place des gouvernements et des utilisateurs, et pas seulement avec les grandes entreprises américaines.
Il est donc temps de prendre parti pour une solution multi-parties prenantes qui permette de donner une voix à chacun et à tous.
Est-ce que le « Pacte de Marrakech » est le meilleur possible ? Certainement pas, mais il a permis à tous ceux qui voulaient s’exprimer de le faire. Il n’a pas pris en compte tous les points de vue formulés par les membres et les participants du groupe de travail sur la réforme de l’Icann. Mais c’est un compromis qu’il faudra faire vivre.
Supervision[14]
Comme nous venons de le voir avec cette transition de la responsabilité du gouvernement américain dans la fonction Iana et les modifications importantes dans la responsabilité et la gouvernance de l’Icann, nous entrons dans une nouvelle ère. Pourquoi faudrait-il ajouter une supervision à l’évolution structurelle de l’Icann vers une organisation où l’égalité des différentes parties prenantes est de mieux en mieux prise en compte ?
En fait, et c’est ce qui est proposé dans le « Pacte de Marrakech », l’Icann doit « s’auto-superviser ». C’est ce que feront mutuellement le Directoire et la communauté (celle-ci représentant les parties prenantes principales, y compris les gouvernements et les utilisateurs).
Mais tout cela n’est qu’une étape, importante certes mais pas finale.
L’avis du Congrès des USA et la décision finale du gouvernement de ce même pays sont attendus avant la fin du contrat avec l’Icann en septembre 2016.
Mais pour la communauté, le travail continue puisque dès la prochaine réunion de l’Icann, fin juin à Helsinki, une seconde phase de travaux va commencer. Elle doit porter sur 9 sujets.
Il y a un an, à la suite de la publication de la première version du rapport sur la responsabilité de l’Icann, je faisais un commentaire[15] public dont un des chapitres s’intitulait « La diversité, un besoin absolu ». A présent, l’un des 9 sujets de cette prochaine phase concerne précisément la diversité. En France, à l’invitation des pouvoirs publics, un groupe qui inclut l’Afnic et l’Organisation internationale de la Francophonie, et auquel j’ai le plaisir de participer, a entamé une réflexion sur ce sujet essentiel.
Donner une voix à chacun et à tous nécessite que la diversité, ou mieux les diversités soient favorisées. Les différentes dimensions à prendre en compte pourraient être :
- les langues : maternelle (et paternelle) et celles pratiquées régulièrement ;
- les cultures ;
- les genres ;
- les âges ;
- les types de partie prenante ;
- les compétences ;
- les situations géographiques : pays et régions d’origine et d’habitation.
D’ores et déjà, quand seule la diversité géographique est assurée, il est dommage de constater que ceux qui sont choisis pour représenter les quatre régions du monde hors Amérique du Nord ont souvent fait leurs études dans une université des États-Unis.
Pour l’ICANN, l’objectif ne doit être ni sa privatisation, ni son internationalisation, ni sa supervision, mais une organisation ouverte, globale/mondiale et multi-parties prenantes qui favorise réellement les diversités. Pour cela, une mobilisation plus importante des acteurs français doit se faire. Et permettez-moi de terminer en parodiant un slogan politique du 19e siècle : Utilisateurs de tous les pays, mobilisez-vous !
[1] http://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201606/quelle_supervision_internationale_de_licann.html
[4] http://www.ntia.doc.gov/press-release/2014/ntia-announces-intent-transition-key-internet-domain-name-functions
[6] https://www.afnic.fr/observatoire-ressources/papier-expert/intervention-a-loccasion-de-la-remise-du-plan-de-transition-iana/
[7] https://www.ntia.doc.gov/press-release/2016/iana-stewardship-transition-proposal-meets-criteria-complete-privatization
[8] Action de transférer au secteur privé une activité, une entreprise qui appartenait au secteur public (Larousse).
[9] https://energycommerce.house.gov/hearings-and-votes/hearings/privatizing-internet-assigned-number-authority
[12] http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/03/24/icann-paris-denonce-une-privatisation-de-la-gouvernance-d-internet_4889567_3234.html