Cher Fadi,
Avant tout, je tiens à vous féliciter pour la récente annonce de la NTIA, qui est une mesure positive allant dans le sens d’un renforcement de la confiance et de la stabilité pour la communauté internet mondiale. Le fait que cette annonce intervienne aujourd’hui et sous cette forme est, sans nul doute, en grande partie le fruit de votre implication personnelle, de votre engagement auprès des parties prenantes à tous les niveaux, ainsi que de la confiance que vous avez su établir avec celles-ci.
Comme vous l’avez déclaré à juste titre, cette annonce n’est pas une fin en soi ; elle marque le début d’une nouvelle aventure. Ne pouvant me rendre à la réunion ICANN de Singapour, j’ai pensé pertinent de vous faire part de mes réflexions actuelles sur les prochaines mesures à adopter dans le cadre de ce processus.
1. Établir une distinction claire entre l’Icann plateforme de débats, et l’Icann fournisseur de solutions
La NTIA s’en est remise à l’Icann pour « inviter les parties prenantes du monde entier à élaborer une proposition en vue de la transition du rôle actuel de la NTIA dans la coordination du système de noms de domaine de l’internet (DNS)« . L’Icann se voit ainsi accorder la confiance de la NTIA en tant que plateforme choisie pour accueillir le débat décisif sur la transition de la fonction IANA.
Pour maintenir cette confiance, l’Icann va devoir résister à la tentation d’utiliser cette plateforme pour promouvoir (ou être accusée de promouvoir) ses propres intérêts.
Il existe une manière très simple de prouver la volonté de l’Icann d’éviter ce problème. Elle consiste à nommer, clairement et publiquement, deux responsables distincts au sein de l’Icann : l’un chargé de la plateforme de débats, pour veiller à ce que l’ensemble des parties prenantes soient impliquées et que les questions pertinentes soient abordées ; l’autre chargé de promouvoir les propositions de l’Icann.
2. Prendre le temps de clarifier la situation actuelle auprès de l’ensemble des parties prenantes
Au cours des dix dernières années, j’ai participé à diverses discussions au sein de la communauté technique, auprès de la société civile, de représentants de l’État, d’universitaires, etc., concernant l’IANA, ses mécanismes de supervision et les rôles des différentes parties prenantes. Ces débats n’avaient qu’un point commun : un manque de connaissance de la situation existante.
En effet, ambiguïté et contre-vérités sont vouées à polluer le débat global à moins de prendre le temps nécessaire pour clarifier l’organisation, ses performances, voire les défis relevés par le passé. Ce travail a notamment été mené de façon extrêmement approfondie par le groupe de travail sur le cadre d’interprétation du ccNSO dans le cas des délégations et redélégations de ccTLD.
Nombreuses sont les parties prenantes, en particulier les experts de longue date et les vétérans en matière de gouvernance internet, qui ont tendance à proposer leurs idées et scénarios immédiatement, et à considérer toute réflexion sur les évènements passés comme une perte de temps. Cette démarche peut sembler contre-intuitive au premier abord, mais investir du temps pour le partage de ces connaissances en début de processus permettra d’optimiser nos chances de réussite.
3. Parvenir d’emblée à un consensus sur la définition du terme « accountability »
L’on peut raisonnablement prévoir que le terme « accountability » sera une nouvelle fois au centre de nombreuses discussions relatives aux propositions pour la transition de la fonction IANA. L’un des critères d’évaluation clés des propositions sera, pour bon nombre de parties prenantes (et j’inclus ici l’Afnic), l’efficacité des mécanismes de responsabilité proposés.
Il est donc important d’arriver à une compréhension commune dès la réunion de Singapour sur la définition de la notion d’accountability dans le cadre de l’IANA. L’un des panels stratégiques que vous avez constitués a fait part de remarques très pertinentes sur la signification de la responsabilité. À titre de première proposition, je ne peux que suggérer mes propres attentes : les différentes décisions prises par l’IANA, qu’elles soient opérationnelles ou relatives aux politiques, doivent pouvoir être contestées par toute partie prenante affectée au moyen d’une procédure d’appel transparente, abordable et indépendante. L’entité chargée d’administrer ce processus, quelle qu’elle soit, doit être habilitée à appliquer ses décisions.
Je sais pertinemment que ce n’est actuellement pas le cas du rôle du gouvernement des États-Unis dans la fonction IANA. Il s’agit néanmoins là d’une occasion historique de renforcer la confiance et la notion de responsabilité.
4. Résister, à ce stade, à la tentation de lancer un énième appel à contributions.
Ces derniers mois n’ont pas manqué de suggestions, d’idées et de réflexions : entre autres, pas moins de cinq panels stratégiques, une coalition 1Net avec des centaines d’e-mails par mois, ou encore 190 contributions Netmundial. Bon nombre de ces rapports et suggestions concernaient l’IANA. Il est clair que la communauté a déjà consacré du temps et de la réflexion à ce sujet. La NTIA a également reçu par le passé des contributions publiques concernant les renouvellements du contrat IANA qui demeurent très pertinentes.
Par conséquent, je vous invite vivement à NE PAS démarrer ce nouveau processus par la démarche habituelle d’appels à contributions ou à commentaires de la part de la communauté, mais en fournissant plutôt une analyse approfondie et objective des différentes questions soulevées sur le sujet, ainsi qu’un recensement des propositions existantes.
5. Ne pas se limiter à l’Icann en termes d’options
À l’heure actuelle, l’Icann occupe un rôle central dans l’exploitation de la fonction IANA. Elle est désormais chargée d’établir un dialogue mondial sur sa transition vers un nouvel état. Cependant, comme vous le savez, l’Icann fait partie d’un écosystème, qui lui-même ne se limite pas à l’Icann.
Bien que la réunion Icann de Singapour soit le point de départ idéal pour nous engager vers la transition IANA, l’Icann (en tant que plateforme de débats) doit amorcer le dialogue au-delà de ses limites classiques : la réunion de Sao Paulo, le FGI 2014 et les autres évènements doivent clairement apparaître dans le calendrier du processus comme étapes clés pour l’engagement ainsi que pour l’élaboration des propositions.
Il en va de même pour les propositions elles-mêmes. L’Icann, ses collaborateurs, organes constitutifs et comités consultatifs offrent de nombreuses options pour la mise en œuvre de la future transition. Mais que penserait la communauté internet mondiale d’une proposition élaborée par l’Icann et consistant en une solution gravitant autour de l’Icann ? Cela n’aurait-il pas seulement pour effet de transférer à l’Icann les problèmes de confiance auxquels nous sommes confrontés avec le gouvernement américain ? Je pense que le principe serait d’établir que les différents rôles intégreront, mais ne se limiteront pas à l’Icann.
Vous comprenez, j’en suis sûr, que je vous transmets ces recommandations dans un esprit constructif et de contribution, dans l’espoir qu’elles vous soient utiles, à vous et à votre équipe. Je vous invite à les diffuser comme bon vous semble. Je me permettrai de les communiquer aux autres membres de la communauté, ainsi qu’au sein de la communauté internet française dans les jours à venir.
Bien que je n’assisterai pas personnellement à la réunion de Singapour, je suivrai les débats à distance ; par ailleurs, Pierre Bonis, directeur général adjoint de l’Afnic, sera, lui, présent. Ce dernier, qui a récemment écrit cet article, est impatient de pouvoir contribuer à la discussion. N’hésitez pas à le solliciter pour toute information ou clarification complémentaire.
Je vous souhaite une très bonne réunion à Singapour, et me réjouis à l’idée de vous rencontrer le mois prochain à Sao Paulo.