La suppression par l’ICANN de la sacro-sainte règle de la « séparation verticale » entre registres et registrars ouvre en effet à ces derniers des perspectives en termes de diversification de leurs activités sur le terrain des registres, tout comme elle offre aux registres l’opportunité de remettre à plat leurs stratégies de distribution. Les plus grands registres de gTLDs ont ainsi déjà obtenu de l’ICANN l’autorisation de créer leurs propres registrars.
Pour structurantes qu’elles puissent devenir, ces évolutions s’intègrent cependant dans un horizon de moyen – long terme. Cet horizon de réflexion comprend aussi bien une dimension liée aux pratiques – comment promouvoir et vendre un TLD – qu’aux canaux – quel réseau de distribution est le plus adapté pour quel TLD. Ces deux paramètres clefs encadreront probablement les cogitations des différents acteurs dans les années à venir.
A court terme, la problématique des registrars est surtout que leur offre potentielle est en voie d’exploser. Les statistiques de pré-enregistrements communiquées par certains d’entre eux sont autant d’indicateurs – plus ou moins fiables – du succès futur des TLDs qu’ils envisagent de proposer à leurs clients. Et la question centrale pour eux – comme pour les registres – est de savoir pour quels TLDs ils vont s’accréditer et parmi ceux-ci, lesquels ils vont mettre en avant.
Les enjeux liés aux pratiques et réseaux de « distribution » des gTLDs sont ainsi appelés à prendre une importance croissante, et peut-être vitale pour certains acteurs. Il est donc intéressant de dresser un état des lieux de la situation actuelle pour savoir comment les registres de gTLDs ont géré leurs réseaux de distribution jusqu’à présent, et a contrario comment les registrars se sont positionnés en regard des 17 gTLDs commercialisables depuis 2011.
Un « panier » sélectif
Le graphique ci-dessous représente un histogramme du nombre de registrars en fonction du nombre de TLDs pour lesquels ils étaient accrédités en 2011 – la situation n’ayant que marginalement varié depuis (1) :
Le « pic » à 16 TLDs correspond en général (144 cas) à tous les TLDs sauf le .XXX (dernier venu). Le pic à 5 TLDs correspond (118 cas) aux 5 TLDs les plus connus : COM NET ORG BIZ INFO. Et si le simple couple COM, NET a été choisi par 75 registrars, pas moins de 212 ont opté pour un « panier » comprenant 7 gLTDs : COM, NET, ORG, BIZ, INFO, NAME, PRO. Parmi les combinaisons de 7 TLDs, une autre émerge (85 registrars) : ASIA – BIZ – COM – INFO – MOBI – NET – ORG.
Une autre manière de lire ce graphique est que 60% des registrars proposaient au plus 40% des gTLDs disponibles, se focalisant sur un « noyau » de TLDs en s’intéressant toutefois à quelques nouveaux venus (ASIA, MOBI, NAME, PRO) au-delà des incontournables COM, NET, ORG, INFO et BIZ. Force est donc de constater que la moitié des TLDs ont été « laissés pour compte » : citons les TEL, TRAVEL, JOBS, AERO, CAT, COOP, MUSEUM, et XXX qui n’ont obtenu les faveurs que de moins de 40% des registrars.
Des réseaux de registrars inégalement actifs
Cette première analyse peut être complétée par une autre vision des choses : celle qui consiste à déterminer quel était le nombre de registrars ICANN actifs (c’est-à-dire ayant enregistré au moins un nom dans le TLD) pour chacun des 17 TLDs (2). Ceci permet de mesurer la « puissance de marché » des TLDs, non pas en fonction du nombre de registrars qui se sont accrédités pour les distribuer, mais du nombre de registrars les commercialisant effectivement.
Le graphique ci-dessus montre les contrastes très marqués entre les « grands » gTLDs (COM et NET, et dans une moindre mesure ORG, INFO, BIZ) commercialisés par 25% des registrars ou plus, et les autres TLDs qui ne sont distribués que par moins de 20% des registrars. Mais ce qui est le plus frappant, c’est la différence parfois considérable entre la proportion de registrars accrédités pour un TLD donné, et la proportion de registrars commercialisant effectivement ce TLD. Ce phénomène est traduit dans le graphique ci-dessous qui donne l’écart entre le nombre de registrars accrédités et le nombre de registrars ayant au moins un nom de domaine du TLD en gestion.
Les cas des BIZ, INFO, NAME, PRO, ORG sont les plus flagrants : plus de 60% des registrars officiellement accrédités pour ces TLDs ne les commercialisent pas dans les faits. Ce chiffre atteint des sommets pour certains TLDs : 98% pour le .MUSEUM, 94% pour le .COOP, 92% pour le .PRO, 90% pour le .CAT ou le .AERO…
Ce constat rend donc bien théoriques les « paniers » présentés dans le graphique n°1, démontrant que des TLDs qui devraient en principe bénéficier d’une « puissance de marché » importante, n’en captent en réalité qu’une faible partie. Le manque à gagner peut s’avérer considérable sur le moyen – long terme.
Registres et registrars : un déficit de collaboration ?
La question (impertinente) que l’on peut se poser à l’issue de cette brève analyse est de savoir si les registres de gTLDs ont vraiment réussi à intégrer les registrars dans leurs stratégies de développement. Hormis Verisign dont les COM et NET restent spontanément plébiscités, les autres registres semblent souffrir d’un déficit certain en matière de mise en avant par leurs registrars de TLDs pour lesquels ils ont pourtant fait l’effort d’être accrédités.
Que s’est-il passé depuis 2011 ? Pas grand-chose : le nombre de registrars actifs a légèrement diminué (ceci étant reflété dans le graphique ci-dessous par l’évolution des COM et NET, qui ont tous deux perdu 3% de leurs registrars). La plupart des TLDs ont a contrario vu augmenter le nombre de leurs registrars actifs, à l’exception des AERO (-4%), et COOP (0%). Les performances en % ne doivent en effet pas cacher le fait qu’elles sont souvent dues à des bases de calcul très faibles : les 25% du .MUSEUM sont ainsi dus au passage du portefeuille de registrars actifs de 4 à 5 en un an et demi… En réalité, la situation telle qu’elle se présentait en 2011 n’a que marginalement évolué.
En conclusion, et avant de nous pencher dans un prochain billet sur les stratégies qui pourraient être développées suite à l’irruption des nouveaux TLDs, on peut se demander si la nécessité d’une rationalisation ne se serait pas faite sentir de toutes manières, la pérennité d’un tel système étant sujette à caution.
Du côté des registrars, les accréditations souscrites dans l’enthousiasme des lancements mais non suivies d’effets au bout de 5 à 10 ans mériteraient certainement d’être reconsidérées. La logique consisterait à passer d’un « panier » quantitatif où il était de bon ton de « tout référencer » et de laisser les utilisateurs faire leurs choix à un panier « sélectif » où ne pouvant plus tout proposer, les registrars devront faire des choix en regard de leurs propres stratégies. Ce qui pourrait impliquer une évolution de leurs pratiques en termes de marketing des noms de domaine, du mode passif (« le chalut », qui capte une demande pléthorique) au mode actif (« le harpon », qui cible les segments de prospects les plus pertinents pour les TLDs proposés).
Du côté des registres, une forte proportion de registrars accrédités mais inactifs constitue un tel manque à gagner en termes de « puissance de marché » que la pression consécutive au ralentissement global du marché devrait être un puissant stimulus en faveur de stratégies plus agressives à l’égard de leurs réseaux de distributeurs – nominaux et réels.
Tout se passe comme si le marché des noms de domaine, ayant joui d’une prospérité enviable depuis 1998, s’était un peu développé à la diable, sans que ses acteurs aient vraiment besoin d’optimiser leurs relations dans la mesure où la demande était abondante. La facilité de vendre des COM, NET etc. n’a pas incité les registrars à se positionner sur les TLDs moins connus des utilisateurs et pour certains, plus « fermés ». Les registres pour leur part semblent avoir majoritairement subi cette situation, sans parvenir à la faire évoluer en leur faveur.
Le ralentissement constaté depuis 2012 fait voler en éclats cette situation bancale, contraignant les registrars à trouver d’autres produits susceptibles de compenser la faiblesse de leurs « moteurs » traditionnels (on le voit avec les expériences de GoDaddy sur les CO et LA). Les registres, dont certains enregistrent même des pertes en stock en 2012-2013, ne peuvent pas non plus rester longtemps l’arme au pied sans réagir.
L’arrivée des nouveaux TLDs vient brouiller les cartes en se superposant à ce contexte de fond : va-t-elle créer un appel d’air susceptible de prolonger encore plusieurs années cette abondance de demande à laquelle se sont habitués maints acteurs ? Va-t-elle au contraire accélérer une nécessaire redistribution des cartes au travers des choix que les registres comme les registrars vont devoir faire dans le cadre de cette « Nouvelle Donne » qui s’imposera à tous ?
Nous étudierons dans un prochain billet les options qui se présentent à eux.
(1) Registrars Accredited List
http://www.icann.org/registrar-reports/accredited-list.html
(2) ICANN Registrars Reports